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Souanie

​Je crois faire partie de ces gens qui pensent que la mort est

quelque chose de formidable. Quelque chose d'insaisissable, de

fascinant mais en même temps indéfinissable réellement. C'est en fait

à la fois la chose qui m'attire le plus, et aussi celle qui m'effraie le plus.

Comment l'expliquer ? Maintenant que j'en suis si proche...

Je ne sais que faire tellement mon impatience est grande.


​Je m'appelle Souanie, j'ai seize ans et je suis atteinte d'un cancer de

la moelle épinière en phase terminale comme on dit. Je crois que dans

mon cas, on peut dire que je suis à l'état végétatif. Mes sens ne

fonctionnent plus. Il ne me reste plus que ma pensée tourmentée.

Tout le monde sait que je ne suis pas encore morte, mais tout le

monde fait comme si, en tout cas. Tous m'ont abandonnée un à un, au

fur et à mesure que ma maladie prenait de l’ampleur. Même mes

parents m'ont laissée. Quand je pouvais encore entendre, je me suis

concentrée sur une de leur conversation. Un médecin leur disait pour

la énième fois qu'il n'y avait plus d'espoir pour moi ici. Il leur a même

parlé de m'emmener en Suisse, ou dans d'autres pays avec d'autres

méthodes pour essayer de me sauver. Mais mes parents n'avaient pas

les moyens, ma maladie a été diagnostiquée lorsqu'elle était déjà à

un stade avancé mais ils ont décidé de tenter de me soigner bien trop

tard. 

​En réalité, je sais très bien que le médecin ne voulait pas

vraiment essayer de me sauver en allant en Suisse, mais plutôt

m'euthanasier comme un chien là-bas parce que c'est interdit en

France. Bon sang ! J'en ai plus pour très longtemps et on veut me

tuer... Évidemment, mes parents m'ont laissée là où j'étais car ils ne

pouvaient pas faire autrement. Je suis sûre que s'ils avaient eu plus

d'argent, ils l'auraient fait. C'est tellement injuste, si j'avais pu parler à

ce moment-là, je leur aurais dit, moi, que je ne voulais pas mourir.


​Aujourd'hui, c'est différent, j'ai eu beaucoup de temps pour

réfléchir et finalement, je pense que la mort ne serait pas si terrible,

comparée à ma situation actuelle. Aussi, mes parents ne sont jamais

revenus, après cette discussion. J'ai pleuré encore et encore, jusqu'à

ce que mon corps n'en soit plus capable. Les infirmières ne savaient

plus quoi faire de toutes les larmes que j'ai versées.


​Avant, j'étais plutôt jolie, grande et fine. Je plaisais aux garçons,

et en même temps, je faisais tout pour m'attirer leur attention. J'étais

populaire. Pourquoi ? Je ne sais même pas si c'était à cause de mon

physique et la façon dont je me comportais ou si c'était pour ce que

j'étais réellement, car je m’efforçais malgré tout de rester moi-même.

Honnêtement, maintenant que je suis ici seule à réfléchir, je penche

plus pour la première proposition. J'étais plutôt intelligente, je

réussissais à l'école depuis toujours. Je savais réfléchir et je ne disais

ou faisais jamais rien sans raison. Evidemment, il m'arrivait quand même de juste prendre la vie comme elle venait, comme une adolescente, mais je savais reprendre mon sérieux lorsqu'il le fallait.

​J'avais aussi un petit-ami. En dépit de sa jalousie et de mon état

d'esprit quelque peu enjôleur, nous sommes restés longtemps

ensemble. Deux ans et demi en fait, au moment où ma maladie a

imposé une hospitalisation totale. Je pensais qu'on tenait l'un à l'autre

autant qu'il en était humainement possible, et qu'on s'aimait même

plus que ce que l'on pouvait s'imaginer. Alors comment aurais-je pu

penser que ce serait lui qui m'abandonnerait le premier ? Il est parti

comme ça, tel un lâche, après m'avoir dit avec l'air le plus sincère du

monde qu'il resterait à mes côtés jusqu'à la fin. Je lui avais pourtant

demandé ce que cela voulait dire pour lui et il m'avait répondu qu'il

resterait jusqu'à ce que je ne puisse plus l'entendre, bouger, le toucher,

le voir. Il a donc décidé de ne pas tenir sa promesse, alors, son départ

m'ayant affectée à ce point, je décidai que si je ne le verrais plus

jamais, je ne verrais plus jamais rien du tout. J'ai fermé les yeux pour

toujours.

​Ma meilleure amie, Jenny, ne m'a pas rendu une seule fois visite

à l'hôpital. Elle disait que ce serait trop dur de me voir dans cet état.

Alors elle m'appelait, au début tous les deux jours, puis de moins en

moins souvent... Jusqu'au jour où c'est moi qui l'ai appelé car mon

petit-ami m'avait quittée. J'étais prête à me fermer au monde à tout

jamais, mais j'avais juste besoin de la revoir une dernière fois avant,

ainsi que mes parents. Elle n'est pas venue, mes parents non plus, eux,

avaient prétexté un rendez-vous important ; elle, ne s'est même pas

donné cette peine. Nous avions partagé tellement de choses et de

moments ensembles depuis le berceau, bons et mauvais. Nous avons

fait les quatre cents coups quand nous étions enfants et nous n'avions

de sage que l'apparence. Nous étions toujours en train de tester nos

limites, mais heureusement, nous avons fini par nous assagir avec le

temps.


​Je me souviens que le lycée avait été pour nous une grande

épreuve. Nous étions à ce qui nous paraissait des années-lumière de

notre petit collège, si ennuyeux à la longue. À des années-lumière de

ces quatre années qui m'avaient permis de rencontrer ce qui fut mon

premier amour en Troisième. C'est là aussi que j'ai rencontré d'autres

amis, et que j'ai pris confiance en moi, au point de devenir la Souanie

du lycée Pergaud qui tomba malade en Première alors qu'elle avait

encore tellement de chose à réaliser, comme son rêve de devenir

infirmière puéricultrice. Bien que je fusse consciente de l'importance

qu'ont eu ces années pour moi, je m'en étais lassée et je trépignais de

découvrir quelque chose d'autre, de nouveau. J'étais loin de me douter

que cette nouvelle chose serait en fait cette maladie, dont l'origine

dans mon corps reste un mystère pour tout le monde.


​Le lycée avant ma maladie répondit à toutes mes attentes. Le fait

d'avoir vécu ces années de lycée, les plus belles de toute une vie dit-on.

Le fait que je les ai faites avec les deux personnes auxquelles je

tenais le plus et beaucoup d'autres amis a largement aidé à les rendre

merveilleuses. Ces deux personnes m'ont d'ailleurs encouragée dans

tout ce que je faisais, et m'aidaient à rester moi-même quoi qu'il arrive.

C'est certainement grâce à eux que je travaillais aussi bien. Ils m'ont

aidé à grandir, et ont toujours été là pour moi, et tout ça

réciproquement. On a évolué ensemble. La déception en fut encore

plus grande.


​À partir du moment où j'ai vraiment eu très peur de mourir, si

jeune et si mélancolique de ces temps passés, j'ai commencé à

considérer mes proches qui m'abandonnaient comme morts. Je

préférais faire mon deuil plutôt qu'espérer pour rien, même aussi dur

que cela pouvait être.


​Tout le monde est mort.


​Depuis quelques semaines, je ne compte même plus, tout le

monde est mort. Tout le monde est mort, et moi je suis (encore) là.

Tellement seule, et triste d'avoir perdu tant de personnes. Je me

retrouve, après si peu d'années sur Terre, seule comme jamais, avec

ma conscience. Quelle torture... Je me pose des tas de questions sans

arrêt. Le genre de questions que tout le monde s'est déjà posé au moins

une fois, avant de les oublier inconsciemment pour faire tout autre

chose car la vie entière est une distraction qui nous éloigne de

l'angoisse que procure ce genre de questions existentielles auxquelles on

ne trouve jamais de réponse. Le genre de questions-là ne quitte

jamais ma tête, à moi. Un instant, je me demande pourquoi tout ceci

m'arrive, si ceci est bien réel ou bien un cauchemar terriblement

réaliste. Et puis l'instant d'après, je me demande ce qui se passe dans

le monde à ce moment précis, et parfois, j'en viens même à me

demander ce qu'il se passe dans ma propre chambre d'hôpital.

Pendant que je suis là, à me poser ces questions, tout en essayant de les chasser en m'accrochant à mes souvenirs car ces questions sont trop

douloureuses, l'appareil installé à côté de moi de mon lit s'acharne à

me maintenir en vie. Contre mon gré.



​Soudain, sans comprendre ce qu'il m'arrive, je me sens partir, je

suffoque, je m'affole, immobile. Tout se passe à l'intérieur de moi.

Même si la mort doit commencer à apparaître sur mon visage. Dans

un dernier souffle, j'ouvre les yeux. La machine est débranchée.




2014

Wilaukee S.

Wilaukee S. 15 octobre 2024
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